Il est des villes dont le nom évoque aussitôt une fragrance, un rythme, une mémoire. Blida, la « ville des roses », nichée entre vergers et montagnes, est de celles-là. Mais au-delà de ses orangers, de ses jardins suspendus et de ses patios silencieux, Blida est surtout une terre d’artistes.
Une source intarissable d’hommes et de femmes qui ont marqué, enrichi, façonné la culture algérienne dans toutes ses expressions : théâtre, musique, peinture, cinéma, radio. Ce patrimoine vivant, souvent méconnu à l’échelle nationale, mérite d’être célébré à la mesure de son rayonnement. Car de Mohamed Touri à Baya Mahieddine, de Farida Saboundji à Rabah Deriassa, Blida a toujours été un creuset d’expression, de transmission et d’engagement.
Mohamed Touri, pionnier du théâtre engagé
Né Mohamed Besnassi le 9 novembre 1914 à Blida, Mohamed Touri fut l’un des piliers du théâtre populaire algérien. Figure majeure de la comédie sociale et révolutionnaire, rare sont ceux qui savent que Touri est le premier compositeur de l’hymne nationale « Kassaman », reprise ous une forma martiale par l’Egyptien Mohamed Fawzi. Il utilisa l’humour comme arme contre l’oppression coloniale. Arrêté et torturé à Serkadji en 1956 pour son militantisme, il meurt en 1959, laissant une œuvre marquée par la lucidité, le courage et la verve. Fondateur de la troupe Hamat Asna, il brilla également dans la troupe El Hayat dirigée par Mohieddine Lakhal. Ses pièces, en arabe classique comme dialectal, Zaït, Maït Neggaz El‑Haït, ou encore ses films comme Maârouf El Iskafi, sont autant de cris de liberté.
Keltoum, la pionnière de la scène féminine
Née Aïcha Adjouri à Blida en 1916, Keltoum fut l’une des toutes premières femmes algériennes à se produire sur scène. Découverte par Mahieddine Bachtarzi, elle transcenda les barrières sociales pour incarner une nouvelle féminité artistique. Son rôle bouleversant dans Le Vent des Aurès (1966), primé à Cannes, reste gravé dans la mémoire collective. Actrice de théâtre, chanteuse, comédienne de radio, Keltoum fut avant tout une pionnière et une figure libératrice pour des générations d’artistes femmes.
Farida Saboundji, la longévité au service de l’art
Fille de Blida, née en 1930 dans le quartier de Douirette-Blida, Farida Saboundji monte sur scène à l’âge de 13 ans. Complice de Keltoum, Rouiched ou Mohamed Touri, elle traverse plus de soixante-dix ans de théâtre, de cinéma et de télévision. Jusqu’à sa disparition en 2022, elle incarna une mémoire vivante du théâtre algérien, alliant puissance de jeu et fidélité aux valeurs artistiques de sa ville natale.
Salah Ougrout (Souilah), gardien des traditions théâtrales
Formé à l’école exigeante d’Abderrahmane Settouf, Salah Ougrout, appelé affectueusement Souilah, s’impose comme une figure essentielle de la comédie algérienne. Fidèle à Blida et à sa tradition du théâtre populaire, il incarne la rigueur, la transmission, l’humilité et la passion du métier de comédien.
Baya Mahieddine, l’enchanteresse de Blida
Si Blida devait avoir une muse, ce serait elle. Née Fatma Haddad, orpheline prodige, Baya séduit très tôt Picasso, André Breton et Aimé Maeght. À 16 ans, elle expose à Paris. À 22 ans, elle épouse El Hadj Mahfoud Mahieddine et s’installe à Blida, où elle peint un univers floral, féminin, mystique, enraciné dans la joie et la mémoire. Son œuvre, intemporelle, est l’un des joyaux de l’art algérien moderne.
Denis Martinez, l’âme résistante de l’art
Bien qu’originaire de l’oranais, Denis Martinez a choisi Blida comme terre d’ancrage à l’âge d’adolescence. Peintre, enseignant, militant de l’art pour tous, il enseigna à l’École nationale des beaux-arts et forma des générations de créateurs. Son engagement artistique et sa proximité avec les artistes populaires comme Mohamed Bahaz, témoignent d’une sensibilité rare à la mémoire populaire.
Dahmane Ben Achour, le rossignol de l’andalous
Né à Blida en 1912, Dahmane Ben Achour demeure l’un des plus grands interprètes de la musique andalouse. Son élégance vocale, son raffinement dans l’interprétation du muwashah et du hawzi, ont contribué à faire de Blida un haut lieu de la musique savante.
Les voix de Blida, de l’Andalou au Hawzi
Blida a été le berceau de grandes voix musicales :
Hadj Medjber, fondateur de sociétés musicales comme El Widadia, El Hadj Mahfoud Mahieddine, époux de Baya, chantre du hawzi, Hadj Ali Mitidji, pilier de l’orchestre musical de la RTA, Mustapha Akmoun et Mohamed Benbaghdad, tous deux artistes peintres.
Cheikh Mohamed El-Basri, natif de Blida le 30 avril 1933 à Blida, est entré dans le monde musical en 1964 pour se casacrer à la chanson du Hawzi et à la formation des generations futures des associations musicales : El-Widadia, Nedjma, El-Fen wel-Adab, Riadh El-Andalous et El-Adabia Mohamed Toubal, auteur de Ki Kanet El Blida, Rachid Nouni, poète et compositeur discret du chaâbi local.
Abdelkader Guessoum, chanteur chaabi, natif du 12 avril 1946 à Blida, jouait du ney, du pipo et de l’harmonica déjà à l’âge de 8 ans. Sa première mandoline fut acquise avec l’atmosphère de joie et de ferveur de l’Indépendance. Il grattait et fredonnait les airs de Hadj M’Rizek, et Bellah ya chemaâ de Hadj Mahfoud.
Il obtient le premier prix. Il anime son premier concert à la télévision en 1969.
Sans omettre aussi Mohamed Oudjdi, l’auteur de la chanson engagée, Mahfoudh Layachi poète et homme de théâtre, Abderrahmane Aziz qui a longtemps séjourné à Blida notamment à Joinville aux cotés de Frantz Fanon.
Tous ont contribué à faire résonner Blida dans le cœur musical artistique de l’Algérie.
Rabah Deriassa, la voix d’un peuple
Né en 1934 à Blida, Rabah Deriassa mêle chant, poésie et patriotisme. Sa voix douce et ferme incarna l’unité nationale et la fierté populaire. Des titres comme Yahia Wlad Bladi ou Djaoula fi El Djazair font partie du patrimoine commun algérien.
Seloua, la voix féminine universelle
Née Fettouma Lemitti, Seloua commence sa carrière radiophonique en 1952. Son morceau Lalla Amina la rend célèbre dans tout le monde arabe. Avec plus de 400 titres à son actif, entre andalou, chaâbi et variété moderne, elle reste une des premières grandes stars féminines de la chanson algérienne.
Mazouni, la voix de l’exil
Né à Blida en 1940, Mohamed Mazouni chante l’exil, l’humour, la douleur et la mémoire. Avec Adieu la France, Bonjour l’Algérie, il devint la bande-son d’une génération tiraillée entre deux rives.
Nassima Chaabane et Farid Khodja, les passeurs de la nouba
Blida n’a pas fini d’ensemencer l’art. Nassima Chaabane et Farid Khodja, formés à la rigueur du classique andalou, sont les visages contemporains de la nouba. Entre tradition et innovation, ils incarnent la relève exigeante d’un patrimoine vivant.
Mohamed Bahaz, maître du diwan
Chanteur et percussionniste, Mohamed Bahaz fut une figure du diwan blidéen. Avec son tbel, ses karkabou et son goumbri, il réveilla les mémoires noires de l’Algérie et fit vibrer Blida au rythme du gnaoui. Disparu en 2023, il fut honoré par Denis Martinez dans une exposition sobrement intitulée Bahaz Khouya Gnaoui Blidi.
Blida, berceau discret, rayonnement infini
La richesse artistique de Blida dépasse le simple recensement de talents. Elle tient d’un état d’esprit : l’amour du beau, la fidélité aux racines, la dignité de la transmission. Dans ses ruelles parfumées, ses cafés d’artistes, ses patios ombragés, l’art se murmure, se transmet, se vit. Blida n’est pas seulement une ville. C’est une voix, une scène, une mémoire, une promesse culturelle algérienne.
R. Malek