Question : Quelle est la pulsion qui vous a poussé vers le journalisme, et qu’est-ce que vous retenez de votre expérience à Algérie Actualité ?
Réponse : Quand j’étais enfant, je rêvais d’être commandant de la marine. Hasard de l’histoire, j’ai fait mon service national à Tamenfoust, dans la marine. Actuellement j’habite à Surcouf, et j’ai travaillé à Jacques Cartier, tous les deux des marins au grand cours. Pour ce qui est du journalisme ; quand j’étais lycéen, j’étais correspondant du journal régional El-Nasr et d’El Moudjahid. En revanche, je n’ai pas pu réaliser mon vœu de me lancer dans une carrière de cinéaste. J’étais loin d’Alger. Le hasard a voulu que j’accompagne le réalisateur Hassan Bouadebdellah à Algérie Actualité, et c’est là que j’ai eu l’idée de demander à Khair-Eddine Ameyar, le chef de la rubrique culturelle, si je pouvais rédiger des articles. Il m’a demandé «est-ce que tu as la télé chez toi ?»… En effet, il y avait un poste télé dans le mess des officiers, à Tamenfoust. Il m’a demandé de suivre le feuilleton sur le présumé assassin de Kennedy. Je lui ai remis l’article et je suis parti, il est paru sous le pseudonyme de Mohamed Kadi. Et c’est ainsi que je suis devenu pigiste pendant une période de six mois, jusqu’au jour où j’ai été affecté à Tamanrasset. . . Algérie Actualités ce fut pour moi une expérience fantastique, parce qu’on était comme dans un roman. Ne dit-on pas que le journalisme mène à tout. Grâce à notre travail, on avait accès à différents personnages, à différentes couches de la société, on était en permanence en contact avec les gens, on brassait des idées… Aujourd’hui on rencontre un ministre, demain c’est un travailleur du port ou un paysan dans une ferme, c’est un métier très enrichissant sur le plan relationnel. On croyait dans ce qu’on faisait. Le service public permettait de faire des reportages, de sortir de notre coquille.
Question : Au début des années 2000, vous vous êtes lancé dans la fiction en publiant un roman intitulé la mort de l’entomologiste. Vous abordez les événements de la décennie noire sous un angle original, celui d’une enquête policière.
Réponse : C’était une fiction qui n’évoquait pas nécessairement la décennie noire. Je voulais aborder la question de la montée de l’islamisme. C’était un roman noir. Je voulais continuer dans la même lancée, mais en Algérie ce n’est ni évident ni facile. Il y a trop d’embûches et de bâtons dans les roues. Par ailleurs, lorsqu’on écrit en français, il faut publier en France, obéir à une ligne, à des injonctions… Cela, je ne veux pas le faire.
Question : Le personnage principal est une artiste peintre…
Réponse : Je suis parti d’un fait réel, le cas d’une artiste peintre qui peignait des nus, son mari est un ingénieur agronome. J’ai voulu aussi rendre hommage à deux universitaires, un spécialiste des fourmis rouge, et un poète enseignant dans une école d’agriculture, Youcef Sebti, assassiné dans sa chambre de l’école, à El Harrach. A travers ce livre, je voulais poser des questions sur la créativité, sur la possibilité pour une femme de peindre des nus, aborder de front la problématique des tabous en terre d’islam… J’ai voulu aussi toucher du doigt une autre problématique ; celle du marché de l’art, qui est totalement désorganisé en Algérie.
Question : Alors que Biskra est votre source d’inspiration, vous avez placé l’action de ce roman dans la Mitidja et les monts de Blida. Pourquoi ce choix ?
Parce que la Mitidja, pendant longtemps, c’était le poumon d’Alger. C’était une terre fertile, qui nourrissait la capitale. Mais pendant la décennie noire, c’était devenu le triangle de la mort. Par conséquent, c’est un terreau fertile pour créer une intrigue, c’est un décor magnifique pour une belle histoire dramatique, avec toutes les questions existentielles sous-jacentes autour de l’art et la liberté de création… Comme en plus, je suis fasciné par la peinture, fatalement ça se répercute sur mon imaginaire. Peintre en Europe, c’est très banal, mais chez nous, ça devient un acte héroïque, un fait de résistance.
Question : Vous avez fait un livre merveilleux sur Zaatcha, une cité oasienne rasée par le colonialisme français en 1849…. La résistance de Zaatcha est une page glorieuse de notre histoire, et pourtant elle est peu connue.
Je n’ai pas écrit ce livre sur Zaatcha en tant que spécialiste, parce qu’il y a eu quelques thèses très intéressantes là-dessus. … Enfin, il faut signaler que là on retrouve ma fascination pour la peinture, parce que le drame de Zaatcha a poussé de nombreux peintres français à prendre cette oasis rasée comme sujet de leurs toiles… C’était la première fois que l’armée française était confrontée à une oasis. D’ailleurs, en 2002, il y a eu un exercice sur le cas Zaatcha à l’école militaire de Saint-Cyr.
Ce qui m’a poussé à écrire ce livre, c’est le fait que les Algériens étaient mus par un idéal lié à l’amour de la terre. Les confréries religieuses avaient joué un rôle capital. Si les Algériens se battaient aussi farouchement et aussi courageusement, c’est qu’ils avaient une conscience politique liée à la terre, qui ne se manifestait pas sous des formes politiques modernes. C’était une conscience viscérale, innée. Mais elle pouvait prendre d’autres formes, pour s’adapter aux événements. Je m’explique : quelque part, l’insurrection de Zaatcha était aussi une réaction aux événements qui avaient eu lieu en France, le soulèvement des Français contre la monarchie… Ils se sont dit : «Si les Français se sont révoltés, pourquoi pas nous ?».
En prenant conscience de l’ampleur de la résistance de Zaatcha, l’armée coloniale a rameuté toutes ses troupes, en faisant venir des bataillons de partout : de Annaba, de Constantine, de Tizi Ouzou, de Sétif… Il y a eu plus de 7000 hommes, armés jusqu’aux dents, qui ont commis un génocide sur une petite bourgade oasienne peuplée de femmes et d’enfants.
Question : Vous vous intéressez aussi à la période ottomane. Que peut-on dire de la Régence d’Alger ?
Je tiens à préciser que je ne suis pas un historien, encore moins un spécialiste de la période ottomane, mais de par ma formation de sociologue et mon parcours de journaliste, je me suis aperçu que les Algériens ont un problème avec leur histoire. Le débat idéologique est pesant, biaisé. Pour les uns, l’histoire commence avec Okba Ibn Nafaa. Pour les autres, elle s’arrête à Massinissa ou Jugurtha. On n’a pas une vision globale dans laquelle on assume tous les pans de notre histoire. Lorsque j’ai été à Mexico en 1982, j’ai été frappé par une plaque que j’ai lue sur la place des trois cultures. On pouvait y lire, si mes souvenirs sont bons : «Il n’y a eu ni vainqueurs ni vaincus, c’est la victoire du peule mexicain». Il s’agissait des batailles qu’il y eues entre les conquistadors espagnols et les autochtones aztèques ou mayas… Les mexicains assument à la fois l’histoire des conquistadors et celles des résistants autochtones. On peut regretter le fait qu’en Algérie certaines questions importantes comme le printemps berbère ou la décennie noire soient réglée dans le sang. On doit accepter notre diversité et c’est ce qui fait la richesse d’un pays.
Question : Les vieilles pierres et certains monuments semblent exercer sur vous une certaine fascination, n’est-ce pas ?
Parce que là où tu vas en Algérie, dès que tu grattes, sous chaque pierre, il y a un monde qui veut te parler. Ce n’est pas une nature morte. La pierre n’est pas figée. Il y a toujours des traces, les pas des chevaux, il y a des gens qui sont passés par là, des caravanes… Des bivouacs… Partout on découvre la richesse d’un pays continent. C’est comme en Nouvelle-Calédonie : les descendants des déportés disent que derrière chaque palmier il y a un ancêtre algérien… Il suffit de posséder les clefs pour décoder et lire et comprendre le message des pierres.
Question : Vous ne restez pas insensible au monde de l’image et de l’audiovisuel. Une loi sur le cinéma est en préparation. Que pouvez-vous dire sur l’histoire du cinéma en Algérie ?
C’est une question pertinente. D’ailleurs, Emmanuel Macron, qui a compris l’importance du cinéma, a proposé qu’il y ait un partenariat. Pendant longtemps, ce qui a fait la force du cinéma algérien, ce sont des films comme par exemple Chronique des années de braises. Là, on retrouve la force de l’image, une vision portée par une aspiration, une volonté à la fois politique et artistique, … Mais depuis la dissolution des structures et des organismes de l’Etat le cinéma est tombé en léthargie… les rares films qui existent sont financés à partir de l’étranger… Il y a là comme un hic. Il faut revenir à un meilleur cadre, à une meilleure définition, pour retrouver la créativité et échapper à la médiocrité. Avant il y avait des cinémathèques, des ciné-clubs… Tout a changé… C’est vrai qu’avec un simple smartphone on a les films qu’on veut, mais il faut que ce soit nos films, notre imaginaire, notre création… Qu’on ne soit pas de simples consommateurs. Il faut aller vers une véritable industrie du cinéma. C’est l’image de marque d’un pays.
Question : Vous êtes aussi un globe-trotter, faisant le grand écart entre New York et Beyrouth… Au fond, vous êtes un pigeon voyageur.
Parce que j’ai compris qu’à travers les voyages, on découvre d’autres cultures, d’autres philosophies de la vie… Le voyage permet l’accès à la science, à la liberté… Un pays qui fonctionne à huis clos, ça crée la saleté, l’intolérance, des visions étroites, sectaires, des visions éculées.
Question : Vous avez aussi travaillé sur le raï, à Algérie Actualité, au début des années 80, à un moment où ce mouvement musical était marginalisé… Que représente pour vous ce mouvement ?
Il représente pour moi des pans entiers de la société, cette ruralité brute. C’est un peu comme le gospel ou le blues… Les gens se sont retrouvés dans le raï, en réponse à un genre qu’on voulait leur imposer… On s’est battu pour une richesse, une diversité de tonalités, de couleurs musicales… La musique peut devenir un moteur pour promouvoir l’image du pays et faire entrer des devises, créer là aussi une véritable industrie culturelle, alors qu’actuellement c’est pris en charge par d’autres réseaux.
Question : Que pouvez-vous dire sur la littérature algérienne, dans ses trois langues : arabe, tamazight et français. ?
Je pense que grâce à des prix littéraires comme Assia Djebbar, Mohamed Dib ou Abdelhamid Benhadouga, on permet l’émergence d’une littérature, avec des écrivains qui obtiennent la reconnaissance dans leur propre pays… Pour une fois, il devient possible d’être prophète dans son pays. Ce qui est sûr, c’est qu’avec la nouvelle génération d’écrivains, on peut produire de la qualité, de la pertinence… Je pense qu’on peut faire encore mieux.
Ahmed B.