Entretien

«Le pouvoir d’achat des travailleurs a chuté de 88,8% entre 2008 et 2020» (Nemouchi)

Propos recueillis par Mohand Aziri

Docteur en économie, Nemouchi Farouk analyse dans cet entretien, la répartition des revenus de la richesse nationale empreinte d’injustice envers les travailleurs dont la contribution au budget de l’Etat est presque deux fois supérieure à celle des entreprises alors que plus des 2/3 de la valeur ajoutée reviennent à ces dernières (statistiques de l’ONS). L’expert aborde également d’autres questions dont la récente décision de la Banque d’Algérie de réduire le taux des réserves obligatoires des banques commerciales. Toute la question, , selon lui,  est de savoir si cette création de monnaie scripturale donnera lieu à une contrepartie en termes de biens et services et stimulerait la croissance économique. Si tel n’est pas le cas, alors le risque d’inflation s’accroît ».

Dans une de vos contributions récentes consacrée à la répartition des revenus de la richesse nationale, vous mettez le doigt sur l’injustice faite au travailleur algérien dont la contribution au budget de l’Etat est presque 2 fois supérieure à celle des entreprises alors que plus des 2/3 de la valeur ajoutée reviennent à ces dernières. Que disent, à ce propos, les statistiques de l’ONS de ces 2 dernières décennies relatives à l’excèdent brut d’exploitation, autrement dit la richesse nationale ?

S’il est une question qui constitue le parent pauvre dans le domaine de la recherche et du débat économique, c’est bien celle de la répartition du revenu national. La richesse produite dans un pays au cours d’une année se mesure à l’aide d’indicateurs dont le plus répandu est le PIB.

Dans une optique de production, il se définit comme la somme des valeurs ajoutées et dans une optique de revenus, il représente la totalité des différentes rémunérations servies à tous les agents économiques. Il nous renseigne sur la répartition des revenus au sein de l’économie nationale et dont les deux composantes essentielles sont l’excédent brut d’exploitation (EBE) et les salaires.

Les statistiques de l’ONS révèlent qu’au cours des deux dernières décennies l’EBE, c’est-à-dire la part de la richesse qui revient aux entreprises et aux apporteurs de capitaux  est supérieure à 72%. En revanche, les rémunérations salariales rapportées à la valeur ajoutée sont inférieures à 17%.

Il apparaît donc que les entreprises nationales accaparent plus des 2/3 de la valeur ajoutée alors que leur contribution au budget de l’Etat est presque deux fois moindre que celle des salariés, ce qui  invalide la thèse selon laquelle les salaires versés dans le secteur économique sont la première cause des déséquilibres financiers. Lorsque les entreprises ont un EBE élevé, cela signifie qu’elles possèdent un surplus monétaire potentiel (à ne pas confondre avec la trésorerie effective) conséquent généré par l’activité d’exploitation.

Il résulte de ce constat que les entreprises nationales disposent d’une forte capacité de financement qui n’est pas mise au service de la modernisation des équipements,  du développement des capacités de production et donc de la croissance économique. Les avantages fiscaux, financiers et autres privilèges ne doivent pas profiter à ceux qui tournent le dos à l’investissement et recyclent les revenus tirés de leurs activités déclarées dans des opérations de spéculation immobilières et de transfert des capitaux à l’étranger en utilisant des canaux informels et formels.

Il est injuste que certains s’enrichissent en appauvrissant le pays et que ceux qui créent les richesses payent pour eux. L’Algérie nouvelle se construit avec une race d’entrepreneurs qui enrichit la nation et qui se soucie de l’intérêt des travailleurs.

Comment appréciez-vous la récente décision de la Banque d’Algérie de réduire de un point, de 3 à 2 %, les réserves des banques ?  

Les Réserves obligatoires (RO) représentent un pourcentage des dépôts que les banques doivent conserver dans des comptes courants ouverts dans les livres de la Banque d’Algérie et cette dernière l’utilise comme instrument de politique monétaire.

Lorsque l’autorité monétaire réduit le taux de RO, elle permet aux banques commerciales de disposer de liquidités supplémentaires et cela leur permet d’accorder plus de crédits aux entreprises. L’évolution du RO obligatoire de 12% en Février 2019 à 2% en février 2020 accroît le pouvoir de création monétaire des banques commerciales et toute la question est de savoir si la création de monnaie scripturale donne lieu à une contrepartie en termes de biens et services et stimule sur la croissance économique. Si tel n’est pas le cas, alors le risque d’inflation s’accroît.

Au cours des années passées, le système bancaire a enregistré des liquidités surabondantes induites par une monétisation excessive de la rente et pourtant cela n’a pas servi de levier pour développer une économie d’offre.

Pour équilibrer les comptes publics, le gouvernement a annoncé une coupe sévère dans la facture d’importation qui devait baisser de 10 milliards de dollars et la dévaluation de la monnaie nationale de plus de 25 % à l’horizon 2023. Certains experts plaident la cause d’un taux de dévaluation plus soutenu. Comment jugez-vous l’approche ?

La réalisation des équilibres internes et externes ne doit pas être assujettie à des prédictions relatives à l’évolution du prix du pétrole en espérant qu’il atteigne les 100 ou 200 dollars. Le modèle de croissance tiré par les hydrocarbures a atteint ses limites et vouloir assurer sa pérennité, c’est condamner l’Algérie à rester dans le sous-développement et la dépendance.

La gestion du taux de change est un axe fondamental de la politique économique, car elle concourt à la réalisation de la stabilité des prix intérieurs et du taux de change de la monnaie nationale vis-à-vis des monnaies étrangères. L’Algérie a adopté un régime de change basé sur le flottement dirigé sans annonce préalable de la trajectoire du taux de change.

Il en résulte une double conséquence : le gouvernement n’est plus tenu de dévaluer le dinar, il dégage ainsi sa responsabilité et laisse le soin au marché et à une intervention discrétionnaire de la BA d’apporter les corrections dans le sens de l’appréciation ou la dépréciation.

Trois préoccupations majeures expliquent la dépréciation de la monnaie nationale vis-à-vis des devises. En premier lieu, il y a le souci de la BA de maintenir le taux de change réel à son niveau d’équilibre de façon à garantir la compétitivité externe de l’économie nationale. Ensuite cette dépréciation s’explique par la volonté du gouvernement de faire face à l’impasse budgétaire.

Enfin la baisse du dinar a pour effet de renchérir les produits d’importation et cela entraîne une contraction de la demande globale et diminue le risque d’épuisement des réserves de change. Au-delà de l’ampleur de la dépréciation qui est un sujet important, il y a lieu de s’interroger sur sa finalité, c’est-à-dire comment faire du taux de change un instrument qui favorise la croissance économique et ne pas se contenter de l’utiliser comme un amortisseur de crises.

Les indicateurs de l’économie communiqués par le gouvernement (chômage, inflation, croissance, consommation etc.) ne sont pas alarmistes. 2,4% d’inflation, le taux officiel, vous en contestez la méthode de calcul utilisée par l’ONS : une démonstration ?

Pour la grande majorité des Algériens, cette information semble déroutante, car elle ne contribue pas à atténuer la frustration des citoyens qui sont persuadés qu’ils subissent une perte de pouvoir d’achat que n’expriment pas les statistiques publiées par l’ONS. Les économistes opèrent la distinction entre l’inflation calculée et l’inflation perçue par le consommateur.

Le taux d’inflation calculé par l’ONS est établi sur la base des dépenses annuelles en 2001 (année de base) alors que la structure de la consommation des ménages algériens entre 2001 et 2020 a sensiblement évolué. La structure de consommation a évolué en raison notamment des dépenses de larges couches de la population portant sur l’achat de biens et services se rapportant aux nouvelles technologies : téléphone mobile, internet, acquisition d’équipement informatique à usage personnel.

Le poste « alimentation » représente 41,8% du budget des ménages algériens, or on sait que leur dépense est fortement sensible à la consommation des produits alimentaires, notamment agricoles qui ont la particularité  d’être inflationnistes et ce sont les populations les plus vulnérables qui sont les plus affectées. Le poste « logement » entraîne des charges qui absorbent 20,4% du budget des ménages et son coefficient de pondération ne reflète pas l’effort financier consenti par eux, car les remboursements de l’emprunt pour l’acquisition d’un logement ne sont pas pris en compte dans le calcul de l’indice des prix à la consommation.

Un calcul plus objectif de l’indice des prix requiert une actualisation du panier de biens et services portant à la fois sur sa composition et les pondérations censées refléter le poids de chaque bien et service dans la dépense de consommation. La politique de blocage des salaires occulte une réalité des plus pénibles pour les travailleurs et retraités qui ont enregistré une chute de leur pouvoir d’achat de 88,8% entre 2008 et 2020 (calculé à partir des données ONS). Il est évident que le calcul de l’inflation est un problème économique et social, mais aussi politique et par conséquent tout gouvernement n’a pas intérêt à faire preuve de transparence sur ce sujet très sensible. Une faible inflation est le prétexte pour le gouvernement de s’opposer à toute revendication salariale et justifier la politique de blocage.  

Un plan de relance économique 2020-2024 avait été annoncé au tout début du mandat présidentiel. Pandémie mondiale et nationale obligent, le chantier de la relance est reporté sine die. Que doit être la réponse des politiques pour sortir l’Algérie de la stagnation (récession ?) de l’économie ?

De 1980 à ce jour, l’Algérie pâtit toujours  de l’absence d’une vision de développement économique qui précise des objectifs stratégiques sur le moyen et le long terme. La crise actuelle est l’occasion de définir un modèle de croissance qui met fin à des politiques fondées exclusivement sur les industries extractives et la distribution de la rente surtout que cette dernière est entrée dans un processus de dissipation qui s’annonce irréversible.

Pour sortir l’économie d’une crise qui se manifeste de plus en plus sous forme de stagflation (inflation + chômage) et l’installer sur une trajectoire de croissance et développement, la rupture doit être totale avec le modèle rentier et l’approche libérale recommandée par les institutions financières internationales qui se focalisent sur les seuls équilibres macro-économiques dans une optique strictement comptable. L’Algérie en a fait l’amère expérience lorsqu’elle a appliqué un plan d’ajustement structurel sous une étroite surveillance du FMI durant les années 1990. Le pays  a besoin d’une stratégie économique de long terme qui repose sur les principes fondamentaux suivants : – Une croissance économique endogène : Les nouvelles théories de la croissance démontrent que dans les économies modernes, le capital humain s’impose de plus en plus comme un important facteur de production.

Cette évolution justifie la nécessité de faire des investissements conséquents dans le secteur de l’éducation, de la formation et de la santé. -Une croissance économique inclusive : elle établit la liaison entre la production de richesses et leur répartition et défend la thèse selon laquelle plus l’écart entre riches et pauvres est faible, plus la croissance est forte. – Une croissance économique créatrice d’emplois : au cours des 20 dernières années, la croissance économique a été tirée par la dépense publique et maintenant que celle-ci est en chute libre en raison de l’épuisement de la rente, l’économie nationale doit relever le défi en faisant de l’investissement des entreprises, la composante principale du PIB.

En mettant au cœur du modèle économique cet objectif, il sera possible de créer des emplois durables et de promouvoir une économie d’offre en s’appuyant sur les secteurs suivants : l’industrie manufacturière, l’agriculture, le tourisme et l’économie numérique.

*bio-express

Farouk Nemouchi est titulaire d’un doctorat d’État en sciences économiques. A travaillé comme enseignant-chercheur à l’université de Constantine et à l’ESCF. Consultant en finance. Auteur de nombreux articles.

 

 

Nadir K

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