Entretien

Mahfoud Kaoubi, analyste et expert en économie : « Des réformes sectorielles profondes s’imposent»

Fortement dépendante des hydrocar-bures, l’économie algérienne, demeure « vulnérable » et nécessite des « réformes sectorielles profondes ». Mahfoud Kaoubi, analyste et expert en économie fait, dans l’entretien qui suit, une lecture de l’analyse de la Banque mondiale sur l’économie algérienne et estime qu’il faudra compter sur le secteur privé pour espérer atteindre une certaine croissance, préconisant la prise de mesures fiscales « audacieuses ».

 Propos recueillis par S. Chaoui

Crésus : Quelle est votre lecture de la note de conjoncture de la Banque mondiale (BM) concernant l’économie algérienne pour l’automne 2020 ?

Mahfoud : La Banque mondiale, dans sa note de conjoncture sur l’Algérie met l’accent sur deux éléments principaux :

Premièrement, la dégradation continuelle des indicateurs macro-économiques, de l’emploi et la situation très difficile que vivent les entreprises.

Et deuxièmement, les capacités effectives dont dispose l’économie algérienne pour redresser la situation à condition d’entreprendre les réformes nécessaires.

La dégradation des indicateurs s’installe dans la durée. Depuis la chute significative des prix du pétrole au deuxième semestre de l’année 2014, les indicateurs aussi bien macroéconomiques que microéconomiques ne cessent de se détériorer, attestant de la forte dépendance de l’économie algérienne vis-à-vis des secteurs des hydrocarbures et des revenus du pétrole et du gaz.

Ceci marque, par ailleurs, la nature des déséquilibres aussi bien intérieurs qu’extérieurs. Ces derniers sont de nature structurelle. Toute stratégie de redressement passera par de nécessaires ajustements et donc des réformes économiques et organisationnelles profondes.

Annoncées par l’Exécutif, ces reformes devraient être mises en application dans les délais les plus brefs, permettant ainsi de tirer profit d’un potentiel de croissance existant (encore) et des facteurs pouvant optimiser les gains économiques et réduire le coût social qu’implique la mise en œuvre du processus de réformes économiques.

Autrement, les retards et les hésitations réduiraient des marges de manœuvre déjà possibles et augmenteraient le coût de la facture sociale d’un ajustement entrepris dans des conditions encore plus défavorables.

Que pensez-vous de la politique de prise en charge des personnes les plus démunies mise en place par l’Etat lors du déclenchement de la crise sanitaire ?

Les pouvoirs publics ont mis en place une batterie de mesures pour atténuer les effets économiques et sociaux sur les personnes les plus démunies. Ces mesures ont pris la forme d’aides financières qui se sont greffées à un important dispositif de soutien et d’aide en matière d’approvisionnement des produits de première nécessité.

La chute du prix du baril de pétrole a été l’un des chocs notés par la BM pour l’économie algérienne, comment le décririez-vous ?

Effectivement, la chute sans précédent des prix du pétrole durant l’exercice 2019 et plus particulièrement en 2020 est mise en exergue dans ce rapport.

La chose la plus importante est la grande vulnérabilité de l’économie algérienne aux chocs extérieurs et sa très forte dépendance des marchés pétroliers et gaziers.

La situation économique et les équilibres financiers, tant extérieurs qu’intérieurs, ont amorcé un cycle de dégradation à partir de 2014, suite à la baisse des prix du pétrole mais aussi des quantités exportées.

Ce cycle s’est accéléré de manière encore plus aiguë durant les exercices 2019 et 2020 suite à la crise sanitaire mondiale et ses effets économiques et financiers.

Les déficits se sont creusés, la situation de l’emploi s’est dégradée et les entreprises vont mal. Qu’elles soient du secteur privé ou du secteur public, les entreprises souffrent et les banques aussi. Ces dernières ont vu leur situation de trésorerie baisser significativement malgré les dispositions prises par la Banque d’Algérie pour accroître leur niveau de liquidité.

Ceci n’est pas sans effet sur le financement de l’investissement et impactera négativement la croissance si les réformes qui s’imposent ne sont pas traduites en actes dans les délais les plus courts.

La BM fait état que c’est «la dépréciation du taux de change » qui a permis
d’«alléger les besoins de financement budgétaire et extérieur, tout en soutenant l’objectif du Gouvernement de réduire la facture des importations.». Pouvez-vous nous expliquer comment est-ce possible dans les faits ?

La dépréciation réelle du taux de change marque en premier une baisse de la compétitivité de l’économie algérienne par rapport à celle des autres pays du monde.

Le dinar a perdu en moyenne sur les deux dernières années 10% de sa valeur (nominale) par rapport au dollar et à l’euro.

Ceci a permis d’atténuer les effets de la baisse des revenus des exportations des hydrocarbures sur la fiscalité pétrolière et donc d’atténuer le niveau du déficit budgétaire et celui du Trésor public. Les revenus de la fiscalité pétrolière se retrouvent « dopés » suite à cette dépréciation et ce proportionnellement à la moyenne du taux de dépréciation.

Un baril à 20 dollars à un taux de change de 100 DA pour un dollar permet un revenu fiscal de 1 400 DA en considérant un taux de fiscalité pétrolière de 70%, alors que ce revenu passe à 1 520 DA si le taux de change passe à 110 DA le dollar.

Cette dépréciation agit aussi sur la fiscalité ordinaire dans la mesure où elle renchérit les coûts des produits et des services importés et par là les revenus tirés des droits de douanes et de la TVA qui les frappent.

Enfin, cette dépréciation rend plus chers les produits importés, ce qui a pour effet de réduire la demande pour ces produits et services qui au final se traduira par une baisse de la facture des importations.

L’Algérie doit désormais compter sur la croissance hors hydrocarbures, comme l’indique le document, le secteur de l’agriculture est-il la panacée ?

Le mot « panacée » est absent du dictionnaire économique. Seuls le travail et les stratégies traduites sur le terrain pourraient permettre au pays d’assurer cette mutation et de gagner ce défi de diversification de son économie.

Le secteur des hydrocarbures continuera, pour plusieurs années encore, à constituer la locomotive de l’économie nationale et sa principale source en devises.

Les réformes s’imposent et des politiques sectorielles visant à développer d’autres secteurs sont indispensables.

Le secteur de l’agriculture est un secteur prioritaire de par son potentiel mais aussi par rapport aux objectifs de diminution de la dépendance alimentaire de l’Algérie et de réduction de ses importations en produits alimentaires, notamment en céréales, lait, huiles….

Ce secteur affiche depuis quelques années déjà des résultats positifs que traduisent des taux de croissance acceptables et en progression.

Toutefois, la marge d’amélioration est encore importante et des questions fondamentales devraient être au centre des stratégies de développement de ce secteur, notamment celles de l’irrigation, la modernisation des processus et des instruments de production et d’exploitation des terres agricoles ainsi qu’une nouvelle organisation des marchés des produits agricoles.

Le taux de croissance devrait être majoritairement tributaire du secteur privé selon les préconisations de la BM, quelles réformes adopter en ce sens ?

Le taux de croissance hors hydrocarbures devrait être majoritairement tributaire du secteur privé comme signalé dans le rapport de la Banque mondiale. Le secteur public étant sérieusement déstructuré, le secteur privé sera appelé à réaliser des taux de croissance plus importants que celui réalisé en 2020, soit 2,9%. Pour que cela soit possible, des mesures doivent être prises.

En premier, des mesures urgentes permettant de préserver les entreprises déjà existantes et les assister pour dépasser la situation qu’elles vivent depuis deux années.

Un accès moins contraignant au financement et des allègements des taux d’intérêts ainsi qu’un rééchelonnement des dettes des entreprises en difficultés est indispensable.

Des mesures d’ordre fiscal et social plus audacieuses devraient compléter celles déjà prises par les pouvoirs publics afin d’alléger des problèmes de trésorerie des entreprises.

Le paiement des créances en souffrance détenues par les entreprises sur l’Etat et ses dénombrements et la rapidité de traitement des situations et autres factures par les comptables publics seraient des mesures à traduire rapidement en actes.

Dans un second temps, les réformes structurelles visant à mettre en place une réelle économie de marché de compétition devraient créer l’environnement nécessaire et lever les entraves qui bloquent l’émergence d’un secteur productif national créateur de richesses et compétitif à l’international.

L’organisation des marchés, la réforme du secteur financier, la simplification des procédures d’investissement, l’amélioration de la gouvernance et l’adaptation de l’administration et du système judiciaire aux impératifs d’une économie de marché sont autant d’axes où les ajustements doivent être pris de manière réfléchie, efficace et rapide.

La croissance en général et hors hydrocarbures en particulier ne peut être que le produit de la compétition et du travail. Pour cela, le système de la rente devrait être réformé dans son intégralité. La réforme devrait concerner tous les sous-systèmes aussi bien économiques, financiers, administratifs, réglementaires que juridictionnels.

S.C.

Nadir K

About Author

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Journal algérien spécialisé en économie, politique et actualités variées.

Crésus @2024. All Rights Reserved.