Dans cet entretien, Son Excellence l’ambassadeur de la République d’Autriche en Algérie, Peter Elsner-Mackay, est revenu sur quelques sujets brûlants comme la dernière résolution du Parlement européen sur les droits de l’Homme en Algérie à propos de laquelle il soulignera qu’elle relève de «la seule responsabilité des députés du Parlement de l’UE». Il est aussi revenu sur les relations bilatérales entre les deux pays, la coopération économique, la question migratoire ou encore le tourisme. M. Peter Elsner-Mackay ne manquera pas aussi d’évoquer le Hirak algérien, qui représente «un nouveau tournant dans l’histoire du pays». Un déclenchement d’émotions et d’espoirs qui rappelle à l’ambassadeur «un événement symbole : la chute du mur de Berlin».
Crésus : Les relations algéro-autrichiennes ont toujours été jugées bonnes et convergentes. Quel est leur niveau global aujourd’hui ?
Peter Elsner-Mackay: Déjà, pendant la guerre d’indépendance, il y avait des relations entre le FLN et notre ministre des Affaires étrangères de 1959 à 1966, M. Bruno Kreisky, qui jouissait de son rôle pour soutenir les Algériens dans leur combat sur la scène de la diplomatie internationale. Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, nos deux pays avaient des buts et des valeurs communs dans nos relations internationales : le respect pour la souveraineté des Etats et rester en dehors des deux grands blocs qui en ce temps-là divisaient le monde en guerre froide. Nos deux pays cherchaient à travailler ensemble dans beaucoup de questions internationales au sein des Nations unies et des organisations multilatérales pour obtenir des solutions pacifiques aux conflits à la place des guerres sanglantes et de mettre fin à l’oppression des peuples. Compte tenu de cette expérience historique, il est encore plus inquiétant de voir des symptômes d’une fragilité croissante de l’ordre mondial ainsi qu’au sein des pays et une multiplication de confrontations dangereuses et de bras de fer souvent irréfléchis et myopes de conséquences. Selon un professeur et diplomate de Singapour, le monde a fondamentalement changé, mais non l’humanité. Ou, pour être plus précis, l’humanité n’a pas changé ses principes organisationnels pour traiter un monde en cours de changement. Avant l’époque contemporaine de mondialisation rapide, lorsque les humains vivaient dans environ 190 pays, c’était comme vivre dans 190 bateaux séparés. Jusque-là, le monde nécessitait des règles pour prévenir les collisions. L’ordre d’après-guerre avait établi des règles dans cet objectif permettant, en plus, quelques aspects de coopération. Aujourd’hui, devant un monde dont les distances se réduisent, les humains ne sont que des passagers vivants dans un navire avec 193 cabines qui ne peuvent pas se mettre d’accord sur la route et le capitaine. Les relations algéro-autrichiennes sont bonnes, les deux pays ayant souvent des avis convergentes sur les principales questions internationales. Pour l’Autriche, l’Algérie est un partenaire de première importance en Afrique du Nord, notamment en raison de son rôle stratégique dans la région et de ses efforts pour la paix et la stabilité. Nos relations bilatérales continuent de croître mais beaucoup reste encore à faire. Il y a aussi un nombre d’accords bilatéraux entre les deux pays, comme la convention en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, en vigueur depuis 2006, l’Accord de coopération de la science, de la culture et de la technique, celui de transport aérien ou encore la coopération dans le secteur ferroviaire et l’accord commercial signé à Alger en 1974. Le dernier en date est le Mémorandum d’entente signé le 29 août 2012 dans le domaine de l’agriculture et de la foresterie.
La coopération économique entre l’Autriche et l’Algérie a connu, ces dernières années, une amélioration remarquable. Aujourd’hui que l’Algérie s’attelle à diversifier son économie et ses partenaires, l’Autriche sera-t-elle à ses côtés, notamment en ce qui concerne le transfert de la technologie, la maintenance et la formation de personnels ? Y-a-t-il des projets en cours ou en perspective et dans quel domaine ?
Pour l’Autriche, l’Algérie est le premier partenaire dans la région du Maghreb et le deuxième sur le plan africain, l’Autriche étant un partenaire économique fiable de l’Algérie. C’était déjà dans les années soixante-dix que la banque principale commerciale de l’Autriche avait mis à disposition de l’Algérie un crédit très considérable pour l’Autriche de cette époque-là, pour le développement du secteur des chemins de fer en Algérie avec des équipements et l’expertise des entreprises autrichiens qui englobait déjà un transfert de savoir-faire et de l’expertise. Outre le secteur des chemins de fer, les principaux produits importés par l’Algérie en provenance de l’Autriche sont les équipements et les machines pour l’industrie, les bovins, le papier, les produits pharmaceutiques et le bois. Le volume des échanges commerciaux bilatéraux a atteint plus de 400 millions d’euros en 2019 (280 millions des exportations de l’Autriche et 128 millions des importations autrichiennes en provenance de l’Algérie). En ce qui concerne les chemins de fer et l’agriculture, il y a des commissions mixtes qui se rencontrent régulièrement pour suivre, identifier et développer de nouveaux sujets de coopération.
Le flux des migrants est l’un des défis extérieurs les plus difficiles dont l’Autriche fait face. L’immigration figure-t-elle parmi les dossiers discutés entre nos deux pays ?
Le taux des personnes résidant en Autriche ayant une origine hors du pays s’élevait en 2019 a presque 24% de la population, ce taux étant parmi les plus hauts en Europe et plus haut que dans les soi-disant pays d’immigration comme les Etats-Unis (à peu près 15%). Dans la ville de Vienne, la moitié des élèves dans les écoles n’ont pas l’allemand comme langue maternelle, un fait qui présente assez de problèmes pour l’enseignement. En 2015, environ 1 million de personnes avaient traversé le territoire de l’Autriche et presque 100.000 d’entre elles sont restées chez nous, réclamant le statut de réfugié. Pendant les crises du XXe siècle, l’Autriche avait, elle aussi, reçu un nombre considérable de réfugiés et de migrants venant de pays limitrophes comme la Hongrie (1956) et la Tchécoslovaquie (1968) et pendant la crise et la désintégration de la Yougoslavie dans les années 1990. Mais ce sont les derniers développements mentionnés qui ont contribué à une plus grande réticence de l’opinion publique et au sein de l’électorat en Autriche à l’égard de l’immigration. C’est depuis un certain temps que l’Algérie est aussi confrontée à une migration de plus en plus importante. Si certains poursuivent leur route vers l’Europe, la plupart s’installent dans le pays. Dans le cadre de discussions qui touchent les questions politiques internationales, c’est donc tout à fait naturel que la question des flux migratoires puisse être discutée dans des pourparlers bilatéraux.
L’Autriche est une destination qui séduit l’Algérien. Y a-t-il des facilités accordées afin de promouvoir le tourisme entre les deux pays ?
Le tourisme en Autriche a une grande tradition et représente aussi un facteur important économique d’environ 10% de l’économie. En dehors des activités de la publicité officielle du tourisme autrichien (Österreichwerbung https://www.austria.info/fr), ce sont surtout des entités régionales ou locales et des opérateurs particuliers qui mènent des campagnes de promotion. Le tourisme représente un facteur qui ne peut pas seulement relier des êtres humains venant des divers coins du globe mais aussi offrir des chances pour les zones et les régions qu’on pourrait traditionnellement considérer plutôt défavorisées comme des régions périphériques et fort montagneuses. Ainsi, le développement du secteur du tourisme pourrait représenter un atout pour des zones en Algérie qui sont loin du centre peuplé mais jouissent d’une beauté et d’une richesse naturelle immense comme le Grand Sud, la splendide côte et les régions de l’intérieur du pays.
Cela fait deux ans que vous êtes à Alger. Vous avez eu l’occasion de vivre de près la protestation pacifique du peuple algérien du 22 février 2019. Quel est votre commentaire sur ce mouvement inédit ? Pensez-vous que l’Algérie amorce aujourd’hui une nouvelle ère ?
Sans doute les évènements de l’année passée et l’apparition du Hirak représentent un nouveau tournant dans l’histoire du pays. Ce déclenchement d’émotions et d’espoirs nous rappelle beaucoup la période fascinante que nous avons vécue il y a trente ans en Europe centrale. A cette époque, un événement est devenu le symbole d’un grand changement en Europe : la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, qui a été précédée de manifestations de masse au cours desquelles les citoyens de l’ex-République démocratique allemande et, plus tard, de celles des autres peuples de l’Europe centrale et de l’Est qui ont surmonté leurs craintes et leur résignation. Nous souhaitons la stabilité et la sécurité en Algérie et que les Algériens trouvent, avec sagesse et bonne volonté, le chemin juste vers un avenir prometteur afin que ce beau pays avance vers un avenir qui ouvrira aux jeunes d’aujourd’hui la porte à la réalisation de leurs espoirs.
Le Parlement européen a adopté, jeudi dernier, une résolution sur la situation des droits de l’Homme en Algérie. Pensez-vous qu’elle est justifiée ?
La décision sur des résolutions parlementaires concernant les sujets internationaux relève des compétences et des traditions de chaque parlement mais aussi de celles du Parlement européen et est de la seule responsabilité des parlementaires de l’UE. Les députés de l’APN se sont aussi prononcés sur les sujets internationaux. Sans rajouter des commentaires aux commentaires, je voudrais faire remarquer que le Parlement européen a aussi émis beaucoup de déclarations critiquant les situations ou les circonstances dans des pays européens, y compris l’Autriche.
Entretien réalisé par Amine Ghouta