Expert Senior UE &, consultante en stratégie énergies renouvelables, Mme Aicha Adamou, est catégorique. Elle considère que le projet de réalisation de 4000 MW d’ici 2024 est irréaliste et non réalisable. Dans le présent entretien, elle explique les raisons de sa position qu’elle affiche et assume pleinement. Elle affirme qu’il n’y a pas de volonté politique réelle pour le développement de ce créneau et surtout elle évoque un lobby pétrolier qui active au sein même des centres de décision.
Entretien réalisé par Meriem Chibane
Crésus : Vous considérez que le programme de réalisation de 4000 MW d’électricité à partir des énergies renouvelables est non réalisable. Quels sont vos arguments ?
Mme Aicha Adamou : Laissez-moi vous dire que ce programme des 4000 MW est irréaliste, voire dépourvu du sens des réalités tous azimuts, et sa réalisation est quasiment impossible. Les raisons sont plusieurs. Je cite d’abord la non prise en charge du contexte actuel dont essentiellement la crise multidimentielle que traverse le pays, (rehaussée par la pandémie de la Covid 19) caractérisée par la limitation des ressources. L’endettement extérieur n’est pas à exclure. Le coût de l’investissement du projet est à hauteur de 3,6 milliards de dollars à l’État et le délai de réalisation fixé est sur 4 ans, soit de 2020-2024. Cette décision laisse supposer que ces décideurs ou du moins ceux qui ont initié et arrêté ce chiffre de 4000 MW vivent sur une autre planète et donc, décalés dans l’espace et dans le temps par rapport à nous qui sommes sur la terre et vivons en algérien et de surcroit, en cette situation de pandémie. Les effets d’annonce et les discours ornés en surface et vide en substance font encore leur chemin.
Produire 4000 MW à l’horizon 2024, équivaut à une moyenne de 1000 MW/An. Avec leur éclatement en centrales de 500 MW, cela signifie 8 unités de production. Une centrale de 500 MW revient à 665 M Euros. Partant, les 8 centrales nécessiteront un investissement de 5320 Millions d’euros. Irréaliste et non réalisable, car les capacités théoriques des moyens de production actuelles n’excèdent pas les 350 MW. De plus, ces usines sont à l’arrêt faute de marché. Depuis le lancement du Programme national des Energies renouvelables, soit en 2011, la production cumulée ne dépasse pas les 480 MW (toutes sources d’énergies confondues). Relativement aux deux appels d’offres déjà lancés par la CREG (150 MW) en juin 2019 et les 50 MW lancés par SKTM (hybridation des centrales diesel), aucun chantier n’a démarré à ce jour. Non réalisable, car occultant les paramètres du Macro-environnement. A titre d’illustration, le délai de réalisation du projet des 50 MW est fixé entre 9 et 10 mois, tenant compte de la réalité de l’environnement algérien, une centrale de 50 MW nécessite au minimum 24 mois. Tous ces arguments militent en faveur de la reconsidération de ce projet des 4000 MW
Vous estimez que le grand problème est dans le manque de visibilité, de stratégie. Vous qui êtes enseignante en stratégie, que préconisez-vous pour rattraper les erreurs passées et permettre une relance réelle du programme ? Quel est votre mot aux décideurs ?
Absolument, tout projet quel qu’il soit, ne peut se concrétiser sans la réunion d’un certain ensemble d’éléments à prendre en charge au niveau de la phase analyse et réflexion dont fondamentalement l’analyse de l’existant. A mon sens, cette étape a été complètement occultée que ce soit dans le programme des 4000 MW ou dans le programme national visant les 22 000 MW lancé en 2011, révisé en 2015 et qui a été élaboré fondamentalement par des techniciens. La preuve, aujourd’hui, soit 10 ans après, le total de production de source renouvelable n’a pas encore atteint les 500 MW. Sans cette analyse, nous n’avons aucune visibilité qui va déboucher sans équivoque sur un programme qui ne tient nullement la route. In fine, sa réalisation relève de l’impossible.
Ce que je peux, humblement, préconiser aux centres de décision et dans une logique d’efficacité et d’optimisation est de procéder sans attendre à engager, en parallèle, une étude de l’existant relative aux 4000 MW et une autre concernant le programme national des énergies renouvelables tablant sur les 22 000 MW. Il est aussi nécessaire de mettre en place un écosystème favorable pour accélérer le déploiement des EnRS. Il faut qu’il y ait une véritable volonté politique traduite par des textes d’application qui tardent à venir. Il est nécessaire de clarifier le rôle de l’intervention de l’Etat et de celles des opérateurs. Ne pas orienter les perspectives du Partenariat international vers les entreprises publiques uniquement. Mettre en place un SI fiable et surtout asseoir une plateforme de communication et de compréhension entre industriels et chercheurs. Un comité de pilotage en charge du suivi, contrôle et pilotage des programmes des grands projets. Une vision ne doit pas être réduite à un discours répété à chaque évènement par les officiels qui se sont succédé. Il faut d’abord rompre avec le modèle actuel et aller vers une approche globale et plus transversal avec l’implication de tous.
Dans son rapport remis au Premier ministre, le Commissariat aux énergies renouvelables a soulevé particulièrement un problème de réglementation par rapport à une éventuelle production de producteurs indépendants. Ces derniers ne sont autorisés ni à produire ni à injecter l’électricité produite dans le réseau moyenne tension de Sonelgaz. Qu’en dites-vous ?
D’abord, un point d’ordre qu’il faille faire afin de lever les ambiguïtés. Ce n’est pas Sonelgaz qui est de son propre chef ou a autorité d’empêcher la production et /ou l’injection mais il y a la commission de régulation de l’électricité et du gaz qui est à la fois la «Police» et le régulateur. Par ailleurs, le mode des Producteurs d’Energie Indépendants IPP, qui, à l’évidence reste une solution aux difficultés de financement et d’approvisionnement, est tributaire de la garantie d’un environnement d’investissement stable et prévisible et un cadre réglementaire clair et cohérent.
En Afrique, depuis déjà 1990, il y a une trentaine de projets de taille moyenne à importante, supérieure à 40 MW et connectés dans 11 pays, pour une augmentation totale de la capacité d’environ 4,7 gigawatts. Au Kenya, en Afrique du Sud, au Nigéria et dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, les projets de production privée d’électricité ont vu le jour dans un climat d’investissement difficile.
En 2013, il y a eu acquisition par General Electric, en contrat avec SPE Sonelgaz, de centrales avec turbines à gaz pour un montant de 3 milliards de dollars. Vous étiez, et vous êtes encore, indignée. Pourriez-vous nous en parler davantage ?
Pour cette question, honnêtement, la question qui me vient à l’esprit est que comment Sonelgaz qui a l’habitude de définir sa stratégie a-t-elle laissé passer un contrat pareil ? Sonelgaz connait très bien les problèmes de délestage depuis des années et donc pourquoi a-t-elle attendu jusqu’au moment, pendant que le programme des énergies renouvelables ait été défini ? Juste pour rappel, en 2013, dans tous les discours des ministres, PDG et autres, les énergies renouvelables sont une priorité nationale et l’Algérie ambitionne d’être le leader sur le marché. De la lumière sur ce contrat est vivement recommandée
Vous exprimez une autre colère par rapport au manque de recherche et de développement dans ce domaine. Qu’en est-il exactement ?
La recherche et la recherche &développement est à la traine et reste le maillon qui permet juste la gestion de carrière des chercheurs (Magisters et doctorats) dans les unités et instituts de recherche et ce, malgré l’existence d’une centaine (100) de laboratoires. Aujourd’hui, la recherche n’est pas soutenue. Des résultats de recherche qui ne versent nulle part, faute d’aval industriel résultant de l’absence d’intégration des politiques technologiques et des mesures du marché. A ce titre, la recherche, en tant que premier maillon de la chaine de valeur de toute industrie, doit être inscrite comme une priorité nationale et un choix stratégique à l’effet de développer des nouvelles solutions énergétiques à la fois fiables et propres et à des coûts
abordables. Cet appui devra émaner des pouvoirs publics mais également des entreprises privées. A titre illustratif, le Centre de recherche de la technologie du Silicium à lui seul compte plus de
120 chercheurs avec un savoir et un savoir-faire avérés dans le minerai, la cellule et la veille technologique (brevet sur la batterie par Renault), le Centre de recherche des énergies renouvelables jouissant d’un très bon classement à l’échelle internationale, avec des compétences humaines hautement qualifiées dans le dimensionnement des centrales tous azimuts, mais force est de constater qu’au niveau économique, malheureusement, aucune retombée palpable.
Madame, l’autre point sur lequel vous insistez, la nécessité d’orienter cette filière vers l’Afrique. Vous considérez même que c’est une urgence. Pourriez-vous développer ce point ?
Dans le programme national des énergies renouvelables en 2011, il a été réservé environ 10 GW pour le marché à l’export, en destination vers l’Europe dont la France, l’Italie et l’Espagne. La perte de ces clients n’est pas à exclure, d’autant plus que ces derniers se sont engagés dans le cadre de la transition énergétique sur le développement de la filière énergies renouvelables à l’effet d’assurer leur sécurité énergétique. De véritables performances ont été réalisées dans ces pays avec un focus sur l’économie d’Energie et d’efficacité énergétiques.
Aujourd’hui et au regard des nouvelles mutations, le marché africain est un marché qui ouvre de réelles perspectives pour le développement des énergies renouvelables. Aujourd’hui, moins de 20% du taux d’accès à l’électricité dans la quasi-totalité des pays africains selon la banque mondiale, l’énergie solaire off grid (hors réseau), représente un marché annuel de 1,75 milliard de dollars, selon un rapport du Groupe de la Banque mondiale L’Algérie devra explorer et étudier les possibilités et évaluer les opportunités pour pénétrer, même si, de gros producteurs d’énergies solaires sont déjà présents (Chine, Allemagne).
Vous parlez souvent de ce que vous appelez «lobby pétrolier» que vous considérez comme un véritable frein au développement des énergies renouvelables en Algérie ? Quel est ce lobby pétrolier ?
Il me semble que la réponse est dans la question relative à l’acquisition des centrales de GE. La résistance au développement des énergies renouvelables aujourd’hui vient du
lobby pétrolier qui se trouve malheureusement aux différents niveaux des centres de décision. Pour limiter cette résistance et faire un forcing vers le développement des énergies renouvelables, il faut absolument une véritable volonté politique et un engagement qui se matérialiseront à travers notamment l’accélération des textes d’application relatifs à la loi 2002. J’insiste aussi sur la révision du système de subvention (fossiles/ énergies renouvelables) par catégorisation de la population (particulier vs entreprise) et par une segmentation de la population/revenus prendre en considération, encouragement à l’introduction des panneaux solaires dans la construction et les bâtiments notamment en utilisant les toits, prise au sérieux des travaux de recherches effectués à l’université et dans les laboratoires de recherche scientifique.
M. C.