Cherif Dris, professeur de sciences politiques à l’Ecole supérieure de journalisme et des sciences de l’information (université d’Alger) estime que les « nouveaux amis » de l’entité sioniste exerceront des pressions sur l’Algérie pour la pousser vers la normalisation.
Crésus : Des pays de la Ligue arabe ont annoncé la normalisation de leurs relations avec les Israéliens. D’autres envisagent de le faire. Quels sont les changements majeurs auxquels il faudrait s’attendre à moyen terme dans la région du Moyen-Orient ?
Cherif Dris : A moyen terme, la normalisation va briser l’isolement des Israéliens à la fois sur le plan diplomatique, sécuritaire et même culturel. L’élargissement du club des pays ayant opté pour la normalisation, après l’Egypte en 1979 et la Jordanie en 1994, va conforter la position des Israéliens sur le plan régional. L’une des constantes dans la stratégie israélienne est le maintien d’une supériorité stratégique, notamment militaire. C’est d’ailleurs l’un des objectifs pour lesquels les Américains ont œuvré depuis 1947.
Le deuxième élément à prendre en compte est le fait que la normalisation brise un dogme dans la politique arabe de manière générale vis-à-vis des Israéliens et qui stipule que les pays arabes doivent traiter avec les Israéliens dans le cadre d’un bloc uni, alors que la stratégie israélienne vise à briser ce bloc pour aller vers des rapports bilatéraux. L’Egypte a rompu avec ce bloc en 1979. Elle a été suivie par la Jordanie, puis l’autorité palestinienne. Ce nouveau cycle de normalisation tend donc à démanteler ce mythe du bloc arabe uni. Nous sommes dans un processus de fragmentation du camp arabe qui a commencé vers la fin des années 70 avec l’accord de Camp David (entre les Égyptiens et les Israéliens), qui s’est accéléré par la suite et qui est appelé, à mon sens, à s’accélérer davantage durant les années à venir.
Par ailleurs, dans le cas où le club des pays ayant opté pour la normalisation s’élargissait à d’autres candidats cela conforterait davantage les Israéliens notamment vis-à-vis de l’Iran. Aujourd’hui, le but recherché est la création d’une communauté formée “d’amis d’Israël” en remplacement de la communauté formée par ses ennemis. Sur le plan de la symbolique cette action n’est pas négligeable et sur le plan de l’équilibre stratégique, cela équivaudrait à renforcer les Israéliens et en faire des acteurs régionaux fondamentaux. La normalisation tendrait à briser leur isolement et à isoler davantage l’Iran en réduisant ses capacités d’influence et de nuisance sur le plan régional.
Quelle sera justement la réaction de l’Iran dans ce contexte?
Il est clair qu’une telle démarche ne laissera pas l’Iran indifférent, il ne restera pas les bras croisés. En dépit des pressions qu’il subit et malgré son isolement, notamment depuis l’invasion de l’Irak en 2003, en plus des sanctions internationales et des effets de la chute du prix du pétrole, ce pays dispose d’une capacité de nuisance et il a encore des cartes à jouer. Il est encore un acteur incontournable en Irak, chose dont les Américains se sont rendus compte à partir de 2006.
Les autres cartes que l’Iran peut jouer sont celles de la Syrie et du Liban et, de manière indirecte, celle du Yémen. En Irak, en Syrie et au Liban, surtout, l’Iran dispose de leviers d’influence et d’une capacité de nuisance avérée.
Sans préjuger de ce qui pourrait se produire dans les mois et les années à venir, on peut dire que l’Iran ne manquera pas de réagir pour minimiser l’impact de la normalisation avec les Israéliens et tenter de réduire les effets de la stratégie d’isolement qu’on lui impose.
Les États-Unis pèsent de tout leur poids pour faire aboutir cette dynamique de normalisation. Doit-on s’attendre à ce que les pays du Maghreb soient eux aussi impliqués?
Je pense que, pour l’instant, les efforts se concentrent prioritairement sur des pays du Moyen-Orient, tels que l’Irak, actuellement, et, peut-être plus tard, le Sultanat d’Oman et le Koweït. Les Israéliens se concentrent sur les pays frontaliers qui représentent ce que l’on peut appeler le premier cercle. Le deuxième cercle compte des pays influents en raison de leur puissance financière.
Une normalisation avec l’Algérie et la Tunisie est une chose exclue pour le moment en raison des positions affichées par ces deux pays. Même chose pour la Libye qui vit, quant à elle, une situation de guerre civile. Le Maroc entretien des relations indirectes avec les Israéliens. En ce qui concerne le Maroc, donc, une normalisation n’est pas totalement à exclure.
L’Algérie a clairement exprimé son opposition à la normalisation. Des pressions contre notre pays, notamment par les États-Unis sont-elles envisageables?
En réalité, l’Algérie pourrait subir des pressions de la part des pays arabes ayant rejoint le club de la normalisation. Dans le passé, les Israéliens ont tenté d’approcher l’Algérie en vue d’une normalisation. Je citerai à ce propos la fameuse poignée de main entre Bouteflika et l’ancien Premier ministre israélien, Ehud Barak, aux funérailles de Hassan II, en 1999, et la visite organisée à Tel Aviv au profit d’un groupe de journalistes algériens au début des années 2000. Mais globalement, l’Algérie a toujours résisté refusant de rejoindre le camp de la normalisation. Et je pense qu’elle continuera à résister.
Toutefois, si le cercle des Etats ayant opté pour la normalisation venait à s’élargir, il faudrait s’attendre à ce que l’Algérie subisse de grandes pressions pour aller vers la normalisation.
Propos recueillis par Karim Aloui