Par A. Malek
Si Ibn Khaldoun est avant tout célébré pour ses contributions à l’histoire et à la sociologie, son œuvre intellectuelle ne s’y limite pas. L’auteur de la Moukadima et du Kitâb el-Ibar s’est aventuré dans des domaines aussi divers que la philosophie, les mathématiques, le droit musulman et la littérature. Mais c’est un aspect encore plus méconnu de sa pensée qui mérite aujourd’hui d’être mis en lumière : son intérêt pour le soufisme.
Parmi ses écrits moins connus figure un traité singulier, Shif’a as-sa’il li-tahdhib al-masâ’il (La voie et la loi). Rédigé à Grenade entre 1372 et 1374, ce texte est né d’une controverse qui agitait alors la communauté soufie locale : un aspirant à la spiritualité devait-il impérativement être guidé par un maître, ou pouvait-il se contenter de ses propres lectures ? Le débat, loin d’être purement théorique, provoqua de vives tensions parmi les soufis de Grenade, au point que les oulémas furent sollicités pour trancher la question.
Ibn Khaldoun, bien que non directement impliqué, prit part à cette discussion en rédigeant La voie et la loi. Dans ce texte, il revient d’abord sur l’origine du terme « soufi », rejetant certaines interprétations populaires comme le lien avec le port de la laine (souf) ou avec les Ahl al-Suffa, ces compagnons du Prophète vivant dans la mosquée de Médine. Pour lui, le soufisme est avant tout une discipline intérieure visant à parfaire la relation entre l’homme et Dieu.
« Le tassawuf est l’observance vigilante du comportement bienséant vis-à-vis de Dieu, dans les œuvres intérieures et extérieures, par l’exacte fidélité à Ses ordonnances », écrit-il.
Sur le fond du débat, Ibn Khaldoun adopte une position nuancée. S’il reconnaît l’utilité d’un maître spirituel, il affirme qu’il n’est pas indispensable à celui qui suit rigoureusement le Coran et la Sunna. Selon lui, il existe deux courants dans le soufisme : l’un fidèle aux enseignements des compagnons du Prophète et de leurs successeurs, l’autre marqué par des innovations blâmables. Seule la première voie, estime-t-il, est légitime.
À travers ce texte, Ibn Khaldoun dévoile une autre facette de son érudition, loin du simple rôle d’historien ou de précurseur de la sociologie. Sa réflexion sur le soufisme témoigne d’une pensée universelle et critique, ancrée dans la rigueur intellectuelle mais ouverte aux débats de son temps. Une preuve, s’il en fallait encore une, que son héritage dépasse largement le cadre des sciences humaines pour s’inscrire dans une vision plus large du savoir.